PACES

Saut de l’ange

Bon, j’ai eu un peu de mal à rédiger ce premier post. J’avais le sujet, mais aussi toutes les manières de le traiter qui entraient en conflit dans ma cabosse.

Je voulais parler de mon stage infirmier. J’ai relu (jusqu’à tomber de fatigue) mes blogs médicaux préférés (et quelques nouveaux par ailleurs) et je me suis figuré qu’une tranche de vie, surtout dans un blog médical, c’est souvent confus, surtout quand on veut faire plus que raconter sa vie, parce qu’il n’y a pas de dominante blanche ou noire, juste beaucoup de gris.
Application pratique : ça veut dire qu’il n’y a pas les cœurs purs d’un côté et les méchants pas beaux de l’autre. Et que le nuisible n’est pas toujours celui qu’on croît.

(Bref)


Je viens de finir mon stage infirmier.

La fin est plutôt simple à raconter : dernier vendredi, j’ai appelé, j’ai pris ma plus belle voix enrouée, mon plus beau nez bouché, et je me suis fait porter pâle.
Au lieu de piquer, prélever, torcher et avaler du café par gallons, j’ai pu donc dormir, réfléchir, encore dormir, et engloutir du chocolat par livres.

Qu’on ne se méprenne pas, mon stage a été pour moi un très bel apologue, dont la morale j’ai cité plus haut. Plus important encore, j’ai eu un début de vision, de tout ce qui me fait envie dans le médecine, et de tout ce qui m’y révulse.
Si ma fin de stage avait un je ne sais quoi de nauséeux pour moi, c’est à chercher entre le saut de l’ange et l’atterrissage (allons-y, donc).


Pour situer le cadre (avec des noms de codes élégants), j’ai fait mon stage à Moche-les-Grands-Clapiers, dans le centre Clapéro-Mochois Médico-Chirugical de Rééducation.

Le jour du choix des stages, c’est ma Ginette (tu l’as tu vue ma référence ? ) à moi qui a parlé, et qui a décidé qu’il fallait prouver au monde (ou plutôt à moi-même) que j’étais un humain merde, avec un cœur qui compatit, des yeux qui rassurent et une bouche qui dit des choses gentilles, et donc que j’allais travailler avec des malades pas comme les autres. « Stage numéro 29, service des Amputés », et avec le sourire. C’était ça ou le Grand Centre d’Oncologie de MGC. Ça fait sans concessions et un peu orgueilleux, je l’avoue, mais je me suis dit que déflorage pour déflorage, ça remettra mes idéaux niais à leur juste place.

Là vous pensez peut-être « et bim, toutes ses ambitions humanistes qui tombent en décrépitude ». Oui mais non, pas toutes, et pas tout de suite, pas dans ce service en tout cas.

On m’annonce d’office que je ne passerais que 3 semaines sur les 4 à effectuer dans ce service, après quoi fermeture estivale et l’ensemble du personnel est éparpillé dans le Centre, moi compris. Et que fait-on d’autre que de la rééducation dans un centre Médico-CHIRURGICAL de Rééducation ? (Ben, je vous laisse deviner tiens…).

Les 3 premières semaines sont bonnes, très bonnes. Mes appréhensions de départ, ma peur de voir mon humanité orgueilleuse se retourner contre moi, s’estompent au fil des jours. Je ne parlerais pas du fait qu’il manque toujours un petit bout de ceci ou de cela à son interlocuteur, parce que ça ne m’a pas choqué. Enfin si, disons que je me suis surpris à ne pas être choqué… Vous me suivez toujours ?

C’est peut-être pour pallier les petites histoires personnelles pas très heureuses qui émaillent ce service que l’on cultive une joie de vivre et une verve très palpable, auxquels les patients sont très sensibles et pour lesquels ils sont reconnaissants.
Il faut dire que cet étage devient quelque part leur seconde maison, certains y sont depuis un an déjà, parce qu’un sale moignon qui ne veut pas se refermer, un sale greffon de peau qui ne veut pas prendre…

Alors les patients sont contents de nous trouver là, et de pouvoir tailler la bavette pendant leur prise de glycémie, leur pansement ou je ne sais quoi. Et le mieux dans tout ça, c’est qu’on a le temps et surtout qu’on se donne le temps, on doit rarement couper court et recadrer.
Parfois, c’était un poil barbant, comme quand Mr. Circoncis nous dressait régulièrement la liste mise à jour de ceux à qui il allait coller un procès en sortant du Centre (hématologue, diabétologue, brancardier, infirmière à domicile, tous les grades en prenaient pour le leur…). Mais on écoutait parce qu’on avait le temps et que ça fait partie de la thérapie (et qu’on ne voulait pas finir au pied de sa liste non plus).

Les infirmières qui m’ont encadré à tour de rôle étaient géniales. On en revient à une histoire de temps à consacrer, mais elles avaient ce luxe de donner de la personnalité à leur travail, avec un style, une manière de communiquer avec le patient, propres à elles. J’admire ça, qu’elles ne soient pas des petites soldates de plomb toutes dures et froides en dedans.

La MG de l’étage, Dr Rousseur, c’est mon exemple positif à moi. En fait, je ne peux pas vraiment juger de ses compétences (pas du haut de mon ultra-savoir couvrant les 3 principes de la thermodynamique et la régulation de la prolifération des cellules par machin-truc). Par contre, ce que je pouvais voir et juger, c’est que les patients l’aiment bien et l’interpellent par son prénom dans la salle de repos. Ce que je peux voir, c’est qu’elle est là pour ses infirmières et AS et que du coup ils sont là pour elle. Et je ne peux que supputer que c’est gratifiant. En tout cas je pense que j’en serais gratifié à sa place, du moins…

3 semaines passent, humeur chancelante de mon côté, mais stage très positif, pas de grosse brique lancée en pleine poire en vue. On boit du café, je ramène des gâteaux, je suis un vrai fayot, mais je me plais ici. Je commence à bien me fondre dans l’équipe. J’aime bien mes patients, ils veulent volontiers se porter « cobaye » pour moi. Certains j’arrive à dérider les mauvais jours. Certains me parlent de ce qui les amène ici, et ça leur fait du bien.
Quelque fois le travail manque, et les infirmières me collent dans les pattes des kiné. La kiné, c’est une bouffée d’air pour ces patients, parce qu’ils construisent leur retour à la vie civile, là bas. Et pour nous aussi c’est une bouffée d’air, parce que c’est que du positif à cet étage.

Dernier jour dans le service, on fait un petit pot à midi. J’apprends que je suis réalloué en chirurgie avec l’infirmière Houloucouptère (ça tombe bien, c’est ma préférée, alors ça ne peut pas être si terrible). Quelques adieux, bonnes chances/continuations, je glisse à ma cadre un remerciement commun à transmettre à toute son équipe, je ne saurai jamais si elle l’honnererais.
J’en profite pour prendre contact avec ma nouvelle cadre, elle me dit de venir pour l’après-midi. Je ne serais pas avec Houloucouptère, je flippe un peu.


Le lundi, mon premier contact avec le service, c’est une relève d’1h15, avec plein de nouveaux termes et acronymes qu’on ne m’expliquera qu’après coup, dans la foulée. Personne n’a ramené son thé ou son café, je me dis que j’assiste au « serious shit ».

Tout est plus précipité ici, le vrai travail à la chaîne, parce qu’on est toujours un peu en retard car toujours un peu en sous-nombre. Et puis derrière faut aider les AS à terminer, ils sont encore plus en sous-nombre. D’ailleurs, malgré mon air pataud, c’est ma blouse blanche qu’on retient au final, prétexte pour me demander d’aller voir ce qui se passe là où ça sonne parce qu’on est déjà sur un autre patient « s’t’euplaît ». Du coup, je me retrouve comme un gland à demander à un patient qui ne l’est pas parfois « comment je vous met sur le côté », « comment je vous retire la bassine », « comment je vous transfert de la chaise au lit ».
On perfuse, on constante, on demande comment que ça fait mal. « 7 », bon, on va dire ça à l’anesthésiste, si on a la chance de voir l’anesthésiste. Et on se casse.
J’essaye de m’adapter, des petites bribes express, mais c’est compliqué, je le vois bien, et AS comme infirmiers le vivent moyen. C’est le sujet n°1 des repas de l’unique pause café : le ras-le-bol, la manque de personnel, le manque de temps. Ça donne pas envie, même si on me dit que c’est vraiment un problème « interne ».

Jeudi, point de rupture.
Mme Lennon revient du bloc, c’est une jeune femme dans sa quarantaine, usée par un cancer du sein, métastatique, dont deux belles bosses osseuses de chameau sur les côtes. Pas mal douloureuse avant d’entrer, elle est (tacitement) en fin de vie, mais envoyée au Centre pour une prothèse de hanche. Équipe paramédicale un peu perplexe, mais qui n’a visiblement pas son mot à dire. Soit.

Elle atterri en soins intensifs, scopée mais non intubée, avec une hémoglobine qui fait du toboggan. Elle est transfusée pourtant, et ne présente pas de signes d’hémorragie.
Entrent alors l’interne en chirurgie et l’anesthésiste. Je n’arrive pas à déterminer ce que je foutais là à vrai dire, je sais que je ne les ai pas suivi, que j’étais là une fraction de seconde avant, mais impossible de savoir pourquoi. Il y avait une infirmière aussi, celle qui avait appelé l’anesthésiste pour venir voir Mme Lennon.
Pas de bonjour. « Je suis le chirurgien », c’est déjà ça… L’anesthésiste prend la parole, mais elle lui parle plus fort, « elle a 42 ans bonté divine ! » j’ai eu envie de gueuler. Ils examinent la cuisse « ça va faire un peu mal ». La nana se cotait à 9 en douleur, hein coco. Ils dévoilent la cuisse et les organes génitaux, je me dis « c’est pour la hanche, c’est peut-être normal ». Mais en fait non, ils n’en ont cure, et ils le laissent à l’air. Et je m’offusque tout seul de cet organe qui respirait tout aussi bien sous son voile pudique, et personne qui daigne le recouvrir. J’attends un moment où tous les regards se détournent, et… hop, minou remis sous sa couette.

J’ai trouvé ça dingue. Ça et le fait qu’ils parlent au dessus de sa cuisse sans prêter attention à la tête. Ça et le fait que depuis que le chirurgien touche de ses grosses pattes la cuisse de Mme Lennon, celle ci a demandé 6 bolus de morphine, en l’espace de 3 minutes. Ça et mon incapacité à faire quoique ce soit, « vous avez mal ? Là où le chirurgien touche ? ». Putain, je suis con. Son visage transpirait la douleur. Il y a des visages forts et carrés, insondables. Et il y en a comme ceux de Mme Lennon, qui déploient toute une panoplie de crispations pour chaque pallier de douleur atteint.

A la fin de leur entretien, je me calme, l’interne se casse, l’anesthésiste reste pour expliquer de quoi il en ressort à la patiente (« on va mettre plus de glace sur la jambe »).
Avant que je parte, Mme Lennon me demande de replacer sa poche de glace. Elle ne l’a pas fait pour moi hein, mais je me suis quand même senti moins minable, qu’elle m’ait demandé ce service à moi, et pas aux deux autres (nah).

Au fond, je suis cruel sans soute, comme un enfant qui attend trop de ses parents, « méééééé, tu peux pas laisser la dame souffriirrreuh ! ». Il y a une raison pour cette distance, pour ces gestes, ces attitudes, je suis sans doute trop jeune pour comprendre. Je comprendrais, mais j’espère de tout mon cœur ne pas avoir à reproduire ça. Comme tous les gamins devant l’injustice des autres.

Je me suis rendu compte que c’était déplacé aussi, d’absorber la souffrance comme ça, voire limite indécent. On est pas des rouleaux d’essuie-tout Okay après tout. Le travail va être long.

En fin de journée, l’infirmière Houloucouptère vient me dire adieu. Je la remercie, elle me fait un « hug ». Je finis ma journée le cœur pas trop lourd.